18 Mars 2010
La télé a repris hier soir une expérience de psychologie que Stanley MILGRAM avait mené de 1960 à 1963, à l’époque du procès Eichmann, le haut fonctionnaire nazi chargé de la déportation des juifs. Comment comprendre que des hommes ordinaires, ni malades mentaux, ni fous, aient pu commettre des crimes aussi extraordinaires, l’extermination programmée de tout un peuple, le peuple juif ?
Milgram recruta donc des candidats pour participer à l’expérience, mais sans leur dire réellement de quoi il retournait. Ils devaient administrer des chocs électriques de plus en plus violents quand le sujet d’une expérimentation sur la mémoire se trompait. En réalité il s’agissait d’une « expérience de leurre » et il n’y avait pas de chocs électriques, le sujet en expérience était un acteur qui mimait la douleur.
Suivant les conditions de l’expérience, de 49 à 62% des participants sont allées jusqu’à infliger des chocs électriques de 450 volts !
Milgram en concluait que l’origine du mal nazi était trouvée et que l’on pouvait être très pessimiste sur la nature humaine.
Faut-il le suivre dans cette conclusion ? En réalité, on sait aujourd'hui qu'Eichmann n’était pas qu’un « fonctionnaire zélé qui ne faisait qu’exécuter les ordres » comme il aimait lui-même se présenter à son procès. Eichmann était un nazi convaincu et un antisémite notoire bien avant les camps ! Contrairement à ce que soutient H. Arendt, tout le monde ne peut pas devenir un bourreau ! Pour exécuter des ordres de barbarie il faut réunir plusieurs conditions :
1 1- Avoir la conviction morale que ce que l’on fait est juste
2 2- Avoir conscience de se trouver dans une situation exceptionnelle où il faut réagir de manière exceptionnelle,
3 3- Considérer l’autre comme un étranger, un « barbare », qui ne peut rien avoir de commun avec nous.
Les massacres de masse commis depuis l’horreur nazi, au Rwanda, à Srebrenica ou ailleurs, remplissent ces conditions et confirment ces hypothèses. Alors comment interpréter l’expérience de Milgram et sa réédition médiatique d’hier soir ?
L 1- Les candidats ont la conviction qu’ils font quelque chose de moralement juste. Dans l’expérience de Milgram : faire progresser la science, pour la télé : participer à un jeu respectable sur une chaîne responsable du service public (qui, de plus, n’est pas là pour faire que du fric !)
2 2- Ils ont conscience de se trouver dans une situation exceptionnelle : une émission de télé, destinée à des millions de téléspectateurs dont certains sont physiquement présents dans la salle.
3 3- La
victime (qui est en réalité un acteur) leur est réellement étrangère et l’expérimentation prévoit qu’il n’y ait pas de contacts personnels entre eux (elle n'est pas visible, enfermée dans
une cabine).
Par contre, dans le cas de l'émission télé, la pseudo victime n’est pas considérée comme un « barbare » à éliminer comme l’étaient les juifs pour les nazis convaincus ou comme les Tutsi
pour les génocidaires Hutus. Cette différence fondamentale explique que de 38 à 51 % des participants refusent d’infliger des décharges de 400 volts (pourcentages de l’expérience de Milgram et une vingtaine de pourcents pour le jeu
télé). Par comparaison, il faut se souvenir que dans les camps nazis, on ne parle pas (à ma connaissance) de défection des
gardiens !
Il ne faut donc pas désespérer de la nature humaine, même s’il est passionnant de voir comment ce genre d’expérience nous en fait toucher les limites. Au passage remarquons qu'elle nous montre, justement, qu’il existe bien une « nature » humaine. C'est-à-dire que l’homme n’est pas un pur produit de la culture commandé seulement par sa raison. Nous sommes le produit d’une nature et d'une culture en interaction mais la première nous a été léguée par plusieurs millions d'années d'évolution et la seconde seulement par quelques milliers. L'ange et la bête sont présents en nous et si nous sommes mis en porte-à-faux, en position de faiblesse ou piégés dans dans certaines situations -comme dans cette expérience de leurre- la "bête" en nous peut s'imposer facilement. Ce n'est pas la télé en soi qui est le problème, ni la science. Une fois pris dans un piège, la mécanique psychologique s'enclenche inexorablement. Il faut parfois savoir fuir ceux qui encouragent la "bête" en nous (voir les 3 conditions de la barbarie), en particulier ceux qui veulent nous faire croire que l'autre, l'étranger est forcément un barbare !