« Je crois que notre débat recouvre en réalité deux débats distincts et peut-être sans rapport entre eux, autre qu’historique.
Le premier est de juger de la colonisation et de ses bienfaits éventuels. Le second concerne la manière de résoudre politiquement, socialement et humainement les déséquilibres existant entre pays/peuples riches et pauvres.
Les bienfaits de la colonisation :
Abordons donc ce premier débat qui a l’intérêt de recouvrir en partie d’autres débats internes à nos sociétés occidentales.
On doit en premier lieu définir de ce qu’est la colonisation et les conditions de son apparition dans les relations entre collectivités humaines. (Cette première interrogation est historique et sociologique).
On devra ensuite définir les critères sociaux, humains, politiques, culturels économiques et autres qui permettent de porter un jugement positif ou négatif sur les effets de cette colonisation.
Définition de la colonisation
Le Petit Robert définit ainsi le terme « colonie » comme une réunion d’hommes partis d’un pays pour aller en habiter, en exploiter un autre. Le terme « colonisation » est défini sous deux rubriques :
1- Le fait de peupler de colons ; de transformer en colonie ;
2- Mise en valeur,exploitation des pays devenus colonies ;
Selon ces définitions, on considérera que toute invasion qui n’est pas suivie d’établissement durable avec mise en valeur ne constitue pas une colonisation et que pour qu’il y ait colonisation, il doit y avoir habitation a caractère permanent et exploitation.
« Ah ! vous voyez bien que la colonisation a pour effet la mise en valeur et que par conséquent ses effets sont positifs ! »
Conditions de réalisation de la colonisation
Selon que la colonisation a lieu là où pré-existent d’autres groupes humains (indigènes ou colons antérieurs) dans le pays (le territoire) objet de la colonisation ou non, elle prendra un caractère différent.
En effet si ce territoire était désert du point de vue de l’espèce humaine comme on pense que le furent le continents Australien et les îles du Pacifique lors de leur premier peuplement, il s’agit d’une colonisation de type peuplement.
Si au contraire il s’agit d’un territoire ou pays déjà occupé par d’autres groupes humains, il s’agit de la colonisation telle qu’on l’entend au sens usuel du terme.
Que l’on soit dans le premier ou le second cas, la mise en valeur d’une colonie admet implicitement qu’il y a eu prise de possession par un groupe (les colons) d’un territoire. La question de savoir si ce territoire a été conquis sur d’autres groupes humains (indigènes ou colons antérieurs) ou non devient alors centrale.
Peuplement
Si la colonisation a lieu dans des territoires déserts, nous l’appellerons un peuplement et on peut lui reconnaître sans discussion qu’elle apportera les bienfaits que lui reconnaîtront les peuples l’ayant réalisée. L’histoire conclura sur ces bienfaits.
Il convient cependant de rappeler que la plupart des mouvements humains ont été plus souvent le résultat de la nécessité sociale et/ou économique plutôt que le simple désir d’aller à l’aventure pour découvrir de nouvelles contrées.
Colonisation
La colonisation, en tant qu’elle se réalise dans un territoire déjà peuplé, implique une prise de pouvoir non seulement agricole ou de type peuplement mais de type socio-politique d’une collectivité sur une autre. La notion de mise en valeur de ce territoire sous-entend déjà que les autochtones n’étaient pas capables d’assurer cette mise en valeur de manière satisfaisante, notion qui prête évidemment à discussion : qui décide, quand et comment s’opère le changement de peuples préposé à la mise en valeur.
On devra ici distinguer entre les phénomènes qui pour apparaître comme coloniaux n’en sont point et ceux qui le sont réellement :
L’expédition de type militaire ou pillage, n’impliquant pas d’établissement ayant une permanence devra être exclu du champ car il n’a pour but ni d’occuper le territoire de façon permanente, ni de le mettre en valeur mais au contraire de lui arracher toute sa valeur, immédiatement (cf Attila).
La mise en place de relation de vassalité du type protectorat sans établissement à caractère permanent de populations originaire de la collectivité suzeraine seront eux aussi laissés hors du champ, n’impliquant ni occupation permanente, ni mise en valeur (cf Bhoutan, Maldives, …). Ces exemples ne touchent que les pays/territoires n’offrant pas de valeur évidente aux tiers.
La plupart des colonies ont été établies par des populations originaires de pays puissants dans des pays moins puissants. Je cherche encore un exemple de colonisés ayant sollicité la colonisation par un autre peuple ou celui d’une colonisation ayant eu lieu sans résistance du peuple colonisé. En attendant d’avoir ces exemples, on doit conclure que l’acte de colonisation est toujours un acte qui a pour objet de s’approprier une terre jusqu’ici détenue par d’autres : les colonisés.
Le manque de sens du partage et de l’accueil des populations colonisées se sont presque toujours traduites par une certaine résistance à l’établissement des colons, particulièrement dans la mesure où le but des colons est de s’approprier terres et ressources du pays colonisé au profit de la métropole. Cette résistance oblige malheureusement en retour le peuple colon à des activités violentes et déplaisantes pour mener à bien son œuvre colonisatrice.
Enfin, il me paraît nécessaire d’ajouter à la définition coloniale un attribut essentiel qui est l’exploitation économique de type minier, assurée en fonction d’un marché étranger et au profit d’un peuple lui aussi étranger : l’entité qu’on définit comme métropole ou mère-patrie. De ce point de vue, la colonie est un territoire auxiliaire dans lequel, si les colons gardent le statut de citoyens de la mère-patrie, les colonisés ne l’acquièrent point.
Ce dernier point permet de différencier entre colonie et état vassal. L’état conquis par un autre état peut en effet reconnaître une relation de vassalité sans que son fonctionnement soit dépendant du fonctionnement d’un autre état, ni que son économie soit une économie de type minier fonctionnant au profit de marchés étrangers. Cette caractérisation nous permet ainsi de différentier entre la relation de vassalité comme celle liant les royaumes, principautés, villes-libres du moyen-âge avec le Saint Empire et la relation coloniale réalisée dans les possessions espagnoles du nouveau monde, l’Afrique française ou l’Empire britannique.
Conquête et appropriation
Généralement les colonies se sont constituées à l’issue d’une guerre plus ou moins sanglante qui a vu la victoire du peuple le plus fort.
Les colonisations antiques, en particulier la colonisation romaine, si elles furent souvent réalisées avec la complicité des élites locales intéressées à un développement du commerce, furent toujours le résultat d’une guerre souvent meurtrière car entre états disposant chacun d’armées relativement puissantes.
Les colonies modernes à compter du 16e siècle ont au contraire souvent été établies à un coût relativement plus faible en vies humaines, du fait de la considérable inégalité entre puissances coloniales et peuples colonisés. On citera pêle-mêle:
• 16e siècle
Caraïbes
Brésil
Colombie
Mexique
Pérou et toute l’Amérique centrale et méridionale
Implantations de comptoirs en Afrique et Asie
• 17e siècle
Canada
Amérique du Nord
Ceylan
Afrique du Sud
Indonésie
Malaisie
• 18e siècle
Inde
• 19e siècle
Afrique
Asie du sud est
Australie
Moyen Orient
Nouvelle Zélande
Pacifique
Il convient maintenant d’examiner la colonisation pour déterminer si elle est bonne ou mauvaise. Dans la plupart des cas, le pays colonisateur a su justifier sur plan idéologique son action de conquête par diverses raisons : religieuses, économiques, politiques, militaires, culturelles.
On notera que la conquête coloniale contient en germe les futurs combats de libération de la colonisation pour l’indépendance. En effet, lorsqu’on fait la guerre, celle-ci ne peut se terminer que par la paix. Cette paix ne peut être signée qu’avec ceux avec qui elle a été faite ce qui devient impossible quand le conquérant devient l’autorité avec qui la paix pourrait être signée. Il y a à ce moment un escamotage de l’adversaire qui contient le germe d’une lutte qui ne peut connaître de fin. On comparera ce cas avec celui contemporain de la Palestine, de l’Afghanistan ou de l’Irak tous pays où l’on a cru pouvoir faire l’économie d’une paix en faisant disparaître l’adversaire, soit comme criminel, soit comme terroriste.
Historique
L’avant-garde coloniale a généralement été constituée de missionnaires, généreusement venus apporter la bonne parole et le salut éternel aux païens encourant le risque de brûler à tout jamais dans les flammes de l’enfer. Si le bénéfice moral est évident pour le croyant colonial, on peut douter que le colonisé trouve le moindre bienfait à devoir renier les croyances traditionnelles propres à son peuple depuis de nombreuses générations pour embrasser une religion nouvelle qui lui est totalement étrangère, même si ses règles sont souvent semblables à celle de la religion proscrite. Pour ne point heurter les sensibilités, on s’abstiendra d’entrer dans le détail de la supériorité de l’adoration du Saint Esprit sur celle du Serpent à plumes ou de celle de l’Inquisition sur les cérémonies initiatiques de scarification.
Les missionnaires sont presque toujours accompagnés de militaires envoyés pour les protéger et assurer, au besoin par des démonstrations de force que les peuples colonisés reconnaissent que le nouveau pouvoir leur est supérieur. Le bienfait procuré par la pacification militaire et l’accès à des armes véritablement meurtrières est également discutable et, selon qu’on est le conquérant ou le conquis, on le trouvera grand ou nul. On laissera de côté l’aspect esclavagiste dans la suite de la discussion pour nous concentrer sur les aspects historiques, sociaux, économiques et politiques.
Pour assurer la colonisation, la première expédition coloniale est généralement suivie par l’établissement d’un mouvement régulier de colons venus de la métropole pour s’établir dans la colonie. Ceux-ci sont à la recherche de terres ou de ressources naturelles de nature à leur permettre une exploitation profitable de produits destinés aux marchés de la métropole. A ce stade la colonisation est souvent sous-traitée à des compagnies privées chargées de mettre en valeur la colonie pour le compte du souverain (VOC hollandaise, East India Company anglaise, Compagnie des Indes Orientales). C’est l’occasion de mettre en place des lois assurant l’inégalité juridique des colons et des indigènes ainsi que de réaliser des transferts de propriété foncière , jamais au bénéfice des précédents occupants à qui on prend les terres à bas prix ou sans paiement en utilisant la force ou le droit. En effet la plupart des sociétés colonisées sont des sociétés de culture orale et ne connaissent que la propriété coutumière. Il n’y a pas de cadastre permettant de reconnaître les propriétaires, la terre n’est donc à personne au regard de la loi métropolitaine. Les nouveaux colons trouvent certainement un bienfait à obtenir des terres à très bon marché qu’il n’auraient probablement jamais pu acquérir en métropole. On pourra discuter des bienfaits procurés aux nouveaux colonisés par ce changement dans leur organisation économique. Certes de nouvelles techniques vont être mises en oeuvre qui n’étaient pas connues de leur peuple. Sur la terre où ils vivaient en utilisant les jardins et la nature pour subvenir à leurs besoins, ils vont maintenant pouvoir (devoir ?) travailler pour les nouveaux propriétaires et en retirer un salaire, ayant perdu en échange le droit de cultiver pour la satisfaction de leur propres besoins. Les bienfaits principaux soulignés par les tenants de la colonisation se trouvent généralement être des investissements en transports et énergie effectués au bénéfice principal des colons, de l’administration et de l’armée coloniale. Il est significatif que très souvent, après la décolonisation qui voit le départ de l’armée, de l’administration et de la plupart des colons, ces infrastructures retournent à l’état sauvage de tas de rouille, inadaptées qu’elles sont à une économie essentiellement agricole.
Economie
On s’interrogera sur le plan économique s’il est préférable d’avoir une économie totalement tournée vers l’exportation à une économie centrée sur la satisfaction des besoins de la société et du peuple. On voit la résurgence des cas de famines dans toutes les anciennes colonies, surtout en Afrique, dont la production agricole est principalement vouée à des cultures industrielles pour l’exportation et qui s’avèrent incapables de nourrir la population en cas de crise sur ces marchés. Sur ce plan, le bienfait réside essentiellement dans la façon de mesurer la production: notre système de comptabilité nationale n’autorise qu’à compter ce qui est acheté/vendu sur le marché et non ce qui est produit pour la subsistance : nourriture, vêtements, loisirs, logement, etc.
Politique
Enfin, les bienfaits politiques liés à l’importation du système démocratique sont eux aussi mis en avant. On se plaît à ce propos à supposer que chaque peuple colonisé était dirigé de façon tyrannique, et que les bienfaits de la république, de la monarchie constitutionnelle, suivant le régime constitutionnel de la puissance qui s’invite. La justification démocratique est la seconde principale justification à la conquête coloniale après celle d’apporter le salut divin aux païens. On ignore ainsi commodément le fait que la démocratie existe largement au sein des peuples réputés primitifs: l’organisation tribale, même si elle reconnaît des chefs est une organisation qui repose essentiellement sur des systèmes d’assemblée où la relation entre les chefs et leur administrés est non seulement directe mais aussi toujours consensuelle et souvent unanimitaire: Il est très difficile de rester chef dans une tribu qui n’accepte pas le pouvoir du chef (cf Levi-Strauss).
Social
En conclusion, en se donnant la peine de juger la colonisation dans toute sa perspective historique, la balance des bienfaits sur les méfaits dépend essentiellement du point de vue du juge.
On craindra que le colonisé y voie peu de bienfaits. Il a été l’objet d’une agression étrangère, on l’a forcé à s’habiller (de cacher ce sein qu’on ne saurait voir) pour des raisons religieuses, on a mis à la poubelle sa religion traditionnelle, sa médecine naturelle, son enseignement coutumier, son mode de production agricole. On a retiré à ses chefs leur pouvoir pour le confier aux étrangers. On l’a obligé à utiliser le langage de l’étranger pour l’école et pour les démarches administratives. On lui a pris ses terres pour les donner aux étrangers nouvellement arrivés, réorganisé son système politique et social pour le mettre en conformité avec celui de la puissance coloniale. Il est important de noter que tout ce que le colonisé pouvait considérer comme bienfait (positif) dans son système traditionnel n’est que très difficilement mesurable à l’aune de la comptabilité nationale moderne. De ce point de vue la disparition de l’essentiel de ce qui fonde la société pré-coloniale n’est pas non plus mesurable autrement qu’en désespoir individuel et social et ne fait pas varier vers le rouge le compteur monétaire qui enregistre le degré de développement ou l’indice de développement humain.
Au contraire, les colons verront dans la colonisation de nombreux bienfaits. Au premier chef, celui de bénéficier de nouveaux territoires (vierges?) où planter les denrées qui sont demandées par les marchés métropolitains et internationaux. Ensuite, le plus souvent de trouver sur place une main d’oeuvre qui offre les avantages joints d’être :
- bon marché;
- ignorante des lois du marché du travail;
- sans protection sociale;
- légalement moins bien protégée que les nationaux métropolitains;
De ce point de vue, l’activité économique coloniale, entièrement tournée vers l’exportation, met immédiatement en évidence des flux commerciaux positifs, même si ces flux profitent principalement aux nouveaux colons, nonobstant la privation d’agriculture de subsistance résultant de ce changement d’orientation.
Les bienfaits de la colonisation sont généralement exprimés en fonction de leur volume financier ou de leur importance culturelle:
- taille des investissements laissés par les colons au moment de la décolonisation;
- importance des exportations;
- système scolaire;
- églises;
- langue;
médecine et santé;
Bilan
Pour résumer, ne devrait-on pas, en recherchant les bienfaits de la colonisation, tenir compte autant du point de vue des colonisés à qui ces bienfaits ont été imposés, généralement contre leur gré, que de celui du colon dont les bienfaits n’ont été “donnés” que pour le bien-être et la satisfaction des besoins colons.
Un regard critique sur la colonisation pourrait souligner que les bienfaits laissés par la vague coloniale au moment de la décolonisation sont de peu de valeur:
• Une agriculture de type minier qui est entièrement tournée vers l’exportation vers les marchés étrangers (café, thé, sucre, coton, caoutchouc, épices, etc.) au mépris de la subsistance de la société locale.
• Un système éducatif copié sur celui de la métropole, adapté à une société industrielle ou de services inexistante localement, produisant des sans espoir d’emploi correspondant à leur diplôme sauf à s’expatrier.
• Des infrastructures adaptées à un système colonial dont l’entretien n’est, ni durable techniquement, ni rentable économiquement.
• Un système politique et social inadapté aux structures existantes conduisant à les pratiques de corruption généralisée.
• Un système légal ni durable compte-tenu du système éducatif , ni rentable compte-tenu de la faiblesse des budgets nationaux.
Une situation de santé publique en demi-teinte qui a perdu le savoir traditionnel de la médecine coutumière alors que la médecine hospitalière moderne n’est ni durable ni possible compte tenu de la faiblesse des budgets publics.
• Le rêve d’un Eldorado, paradis de la consommation qu’on doit atteindre quel qu’en soit le prix, sujet que nous essaierons de traiter plus en détail dans la seconde partie.
Pour les chrétiens, le bienfait le plus important restera l’évangélisation et la possibilité du salut éternel. Ce bienfait ne sera hélas encaissable que dans l’autre monde.
Pour terminer, si dans le jugement à porter sur la colonisation, la balance des bienfaits excédait celle des méfaits, on aurait pu penser que auraient souhaité rester dans la relation coloniale. Malgré les manœuvres stratégiques de tous ordres ayant entouré le mouvement de décolonisation, le fait que pratiquement tous les peuples colonisés aient souhaité et obtenu la décolonisation et leur indépendance doit nous être la preuve que la colonisation les maintenait dans un état de dépendance qui leur était exécrable. “